L’agir non volontaire : prendre appui sur le vide

L’agir non volontaire : prendre appui sur le vide

Notre mode d’action habituel est en général très volontaire. Nous ne savons pas faire confiance à l’énergie qui nous traverse. On nous a appris la nécessité d’exercer sa volonté, d’avoir un but et de s’y tenir, sous-entendant ainsi que notre nature spontanée serait nécessairement paresseuse, et nous guiderait vers des espaces moralement inacceptables. Pourtant, il nous arrive de sentir que cette manière de faire nous épuise, et nous mène trop souvent dans une impasse.
Les anciens chinois privilégient une manière d’agir spontanée qui est source d’efficacité, de vitalité et de renouvellement : l’agir non volontaire.

Mais il est bien difficile d’apprendre à « ne pas faire » ce que nous avons l’habitude de faire, et d’attendre que le mouvement vienne d’une autre partie de nous-mêmes. Car, effectivement, si nous lâchons prise, si nous cessons de lutter et de « tenir bon », nous avons tendance à nous absenter de nous-mêmes, à glisser dans le laisser-aller. Notre vie oscille souvent entre ces deux tendances :

– Celle qui consiste à « tenir », à contrôler et à aller dans la direction que nous jugeons bonne, en ne tenant pas compte de nos résistances, et en allant parfois jusqu’à l’épuisement.

– Et celle qui consiste à abandonner la responsabilité de notre propre vie, à tenir les autres responsables de nos malheurs, à nous plaindre et à attendre que les choses changent toutes seules.

Le Qi Gong peut nous guider vers une autre possibilité d’être. Car notre posture corporelle reflète ces deux tendances. Les muscles qui nous tiennent debout sont toujours les mêmes. Ils témoignent de notre manière d’être en relation avec notre environnement. Ils sont souvent organisés dans une tension permanente qui, même dans le sommeil, ne lâche pas. Lorsque nous essayons de relâcher ces tensions, nous n’y arrivons pas : nous avons peur, car nous sentons que nous risquons de tomber. Cette sensation vient du fait que d’autres groupes musculaires qui pourraient participer à la posture, et la rendre ainsi plus souple, plus libre, ne « se sentent pas concernés ». Ils représentent la partie de nous qui n’a pas envie de vivre, de se lever et d’agir. Contrôle et laisser aller s’inscrivent dans notre posture. Le Qi Gong nous permet de prendre conscience de ces tensions et de ces zones inhabitées, et d’attendre, dans la présence, tous les sens en éveil, que l’équilibre entre ce qui tient trop, et ce qui ne tient pas assez se désorganise pour se reconstruire de façon plus harmonieuse. Mais pour cela, il nous faut nous immerger dans l’écoute et la présence, car cette réorganisation vient « d’ailleurs ». Elle nécessite de changer de niveau de conscience.

La vie qui nous habite est comme l’eau qui coule. Lorsqu’il y a des rapides, nous ne pouvons forcer notre embarcation à aller à contre courant : nous nous épuiserions très vite. Nous ne pouvons pas non plus nous absenter de la présence à l’instant en laissant aller notre kayak, car il s’écraserait vite sur un rocher. Nous devons apprendre que c’est le courant qui est maître, et que c’est notre vigilance, notre présence à l’instant qui va nous permettre de l’utiliser pour donner un petit coup de pagaïe, évitant ainsi les obstacles.

Nous pouvons apprendre à nous laisser agir par l’énergie au lieu de la contrôler. Dans son kayak, au milieu des remous, notre homme de tout à l’heure ne pense pas : il est présence à l’instant, et le geste juste se produit de lui-même. Sitôt qu’il se met à penser à propos de la situation dans laquelle il est, il risque la catastrophe.

C’est un exercice d’écoute et de lâcher prise, car nous ne pouvons pas connaître, dans le sens de : « saisir avec notre mental », les forces qui nous agissent alors. Car sitôt que nous essayons, dans un « arrêt sur sensation » de saisir cette fulgurance de l’instant présent, elle nous échappe.

Pour expérimenter ce type d’agir spontané, que les chinois appellent Wei Wu Wei, l’agir non volontaire, nous n’avons pas d’autre voie que d’exercer notre savoir faire avec patience et persévérance. Quel que soit le domaine où il s’applique : pratique du Qi Gong, ou de toute autre activité qui engage complètement le corps/esprit, nous ne pouvons que l’exercer, encore et encore, avec toute notre présence, jusqu’à ce que, tout à coup, nous nous oubliions dans la pratique, et c’est alors l’intuition, ou je ne sais quoi, qui nous guide. Nous ne réfléchissons plus à propos de ce que nous faisons. La conscience est fusionnée dans l’action.
Nous nous oublions alors, et ne faisons plus qu’un avec ce d’où surgit notre conscience de nous-même en relation avec cette action.

Zhuang Zi, grand Taoïste vivant troisième siècle avant JC, nous dit dans une de ses formules qui heurte nos esprits cartésiens :

« Les hommes font tous grand cas de ce que leur connaissance connaît, nul ne sait ce que c’est que connaître en prenant appui sur ce que la connaissance ne connaît pas « Zhuang Zi.

C’est ce que les chinois suggèrent dans l’idéogramme Wang : Disparaître dans le cœur/conscience
S’oublier.

« Ah! Si je connaissais un homme qui oublie le langage, pour avoir à qui vraiment parler ! » nous dit encore malicieusement Zhuang Zi.

Au lieu de réfléchir à ce qu’on dit, à ce qu’on fait, on cultive la présence à l’instant, tous les sens en éveil, et la parole ou l’action se fait d’elle-même. D’autres forces se mettent en action, inconnues de nous-mêmes, alors mêmes qu’elles nous sont constamment offertes, en autant que nous acceptions de nous exposer à la présence/écoute de l’instant. On se met à dire des paroles que l’on ne savait même pas porter en soi, ou à faire ce que l’on ne savait pas être capable de faire. Et notre direction de vie nous mène là où nous ne savions même pas que, du plus profond de notre être, nous désirions aller.

Habituellement, malgré la sensation souvent ressentie d’être en quête de quelque chose d’essentiel qui nous échappe continuellement, nous essayons de saisir cette « chose » à partir de ce que nous savons de nous-mêmes et du monde.
Alors que cela demande de s’oublier, Wang, de passer à un autre registre, d’opérer une discontinuité dans la conscience habituelle que nous avons de nous-même et du monde vu par nous.

Pour les chinois, Wang n’est pourtant que la première étape de cette métamorphose de la conscience.

La deuxième étape est représentée par l’idéogramme You qui signifie :
Se promener,
Se balader,
Évoluer librement, avec la fluidité du nageur qui suit le courant.

La conscience, après s’être « oubliée », et avoir été immergée, fusionnée dans l’action, en ne faisant qu’un avec elle, peut alors trouver sa vraie liberté, sans pour autant que le mental retrouve son emprise. La conscience, libre de tout asservissement, se met à assister au mouvement. Dans Wang, on se débarrasse de cette dissociation corps/esprit qui caractérise notre conscience habituelle. Dans You, la conscience trouve sa vraie liberté : on fait toujours corps avec son action dans une présence totale à l’instant, mais c’est comme si la consciente devenait plus vaste, dépassant l’action en cours. On est là, se laissant agir par l’action en cours, ne faisant qu’un avec elle, et l’on est aussi en contact avec la source d’où surgit l’action qui nous agit, d’où émerge notre vision de nous-même et du monde vu par nous, en lien avec notre origine et notre devenir, à la fois en-deça, et au-delà de notre corps/esprit en action.

La conscience devient alors visionnaire, dans le sens le plus entier et authentique du terme.

Cet état de la conscience peut aussi s’appliquer à l’activité interne du corps au repos : c’est la méditation

« Unifie ton attention, N’écoute pas avec ton oreille, mais avec ton cœur/esprit. N’écoute pas avec ton mental, mais avec ton Qi. Car l’oreille ne peut faire plus qu’écouter, le mental ne peut faire plus que reconnaître tandis que l’énergie est un vide entièrement disponible. La Voie s’assemble seulement dans ce vide. Ce vide, c’est le jeûne de l’esprit. »

Il s’agit de laisser faire le vide, de faire confiance au vide.
L’incapacité de faire le vide conduit à la répétition obsessionnelle, aux attitudes défensives, à l’épuisement en luttes intérieures et extérieures stériles. L’esprit est piégé dans le monde des formes, incapable de s’en extraire et de se nourrir à la source de ce qui nous fait être.
La faculté de faire retour au vide permet d’épouser les métamorphoses de la réalité, d’être libre de toute contrainte et d’agir juste en toute circonstance.

L’écoute du corps au repos, détendu, l’écoute de ce vide sous-jacent à une expérience corporelle totalement assumée, est une nourriture pour le corps/esprit. Cela repose, pacifie.
Lorsque nous perdons trop longtemps contact avec cet espace, toujours disponible, qui sous-tend la conscience ordinaire, nous sommes comme une plante sans racine, ou sans eau : nous nous desséchons.
C’est ce contact avec cet espace du Sans-Forme à l’origine de toutes les formes, avec cette toile vierge qui accueille chaque trait de pinceau du peintre, avec ce silence à l’origine de toute vibration sonore, ce chaos porteur de tous les possibles.
C’est le contact avec le vide nourricier.

Martine Migaud